Arrivée dans une ville signifie forcément commencer par du repos, mais j’en ai de moins en moins besoin après l’effort, l’entraînement paye vite finalement. Commençons par nous balader donc.
Elle a été longue cette arrivée dans Nuqui, pas parce que c’était compliqué, mais je me suis vraiment laissé porter. La ville donne sur la mer, mais y pénétrer par le fleuve est beaucoup plus simple. C’est plus calme, les maisons sur pilotis sont beaucoup plus proches et surtout, c’est sûr qu’il n’y aura pas de vague. La ville est largement tournée vers les terres et le fleuve et donne l’impression de délaisser la mer d’ailleurs. La marée est montante lorsque j’entre dans l’estuaire, ce qui signifie que l’eau iodée m’accompagne et vient alimenter le fleuve. Elle me porte et oriente le courant dans mon sens. Je ne pagaye pas beaucoup, seulement pour garder l’axe, je me détends et cherche où je vais bien pouvoir m’accrocher. Que c’est agréable d’avancer sans rien faire. J’observe les observateurs, les intrigués par l’embarcation, surtout qu’elle est menée par une tête blonde qui n’est pas de chez eux. Ils me fixent, mais pas de signe pour que j’accoste alors je force le destin, me rapproche et demande où puis-je m’amarrer : « Où tu veux ». Je trouve un accès entre deux habitations, attache le bateau à la maison comme les cow-boys attacheraient leurs chevaux devant les saloons et j’entre en ville la pagaie à la main. Arriver dans une ville est toujours signe d’opulence pour moi, d’accès à tout, pas de peur de manquer ni d’eau ni de nourriture. Je trouve un hôtel à l’autre extrémité de la ville où ma chambre est faite de quatre cloisons, pas de plafond, un toit pour tous, ainsi tous les hôtes se sentent plus proches pendant la nuit, y compris ceux qui s’adonnent aux plaisirs charnels… La baraque est entièrement en bois avec une ouverture au sol de l’étage, donnant une vue plongeante sur le rez-de-chaussée où vivent les propriétaires. Les maisons ont rarement les portes fermées, mais eux, ils n’éprouvent vraiment pas le besoin d’une vie privée.
Nuqui est sur un bout de terre entouré par l’eau, d’un côté la mer, de l’autre le fleuve, cinq cents mètres entre les deux. Le front de mer est inhabité, en friche même, seules quelques cabanes pour aller se poser le dimanche. La place ne manque donc pas pour renouer les filets de pêche pouvant atteindre jusqu’à soixante mètres. Il y a du tourisme ici, ce n’est pas la Côte d’Azur un 15 août, mais chaque jour, j’aperçois quelques touristes, ils restent rarement, ce sont les alentours qui possèdent les activités et les hôtels grand confort. Il y a des magasins, des restaurants, des marins qui reviennent de la pêche, mais il y a aussi des personnes que je vois seulement se balader en ville. Je ne comprends pas forcément l’occupation des gens. Ils restent évasifs lorsque je tente la question. Être rentier là-bas doit être paisible. De mon côté, le « barrio » est mixte entre les afro colombiens et les indigènes. Pas de goudron, lorsqu’il pleut, je commence toujours par slalomer entre les flaques avant d’abandonner, je suis en sandales, mes pieds sécheront rapidement dès que la pluie s’arrêtera. Quel bonheur de retomber en enfance, je ne saute pas dans les flaques non plus, mais à quoi bon se faire du souci pour rien, la température le permet. Dans mon quartier, j’apprécie particulièrement une des petites rues entièrement bordée de baraques sur pilotis. Et j’adore les bateaux qui traînent partout, ils remplissent le dessous des maisons. Certains paraissent prêts à prendre le large immédiatement, d’autres ont le bois dans un état qui ne laisse plus présager de voyage futur. Le soir, je regarde vers le crépuscule, vers l’Ouest, vers l’horizon lointain du Pacifique, je ne me lasse pas des couleurs et de cette vue sans obstacle. Ma tête, elle, regarde de l’autre côté, au-delà des forêts de mangroves. Que peut-il bien se cacher par-là ? Ma pirogue est faite pour la mer, mais elle doit bien flotter sur un fleuve aussi. Faut que j’aille voir.
J’embarque à manger pour la journée, le minimum d’équipement et c’est parti pour l’eau douce et la jungle. Pour changer, je suis à contre-courant, logique lorsque l’on remonte la rivière, mais la progression est assez facile. Il ne faut juste pas s’arrêter. Les premiers kilomètres sont un vrai bonheur, le calme est incomparable avec l’océan, c’est les oiseaux et les insectes qui s’occupent de la bande son, l’eau est devenue silencieuse et je ne suis plus ballotté par les flots. Je croise d’autres pirogues, elles sont plus rapides. Je me rassure en me disant qu’eux n’iraient pas sur la mer. Leurs canots sont plus fins, élancés pour subir le moins possible le courant. Ils sont aussi plus légers, pas besoin de bords élevés pour eux. Ils se déplacent peu avec la rame, ils se propulsent en s’appuyant sur le fond à l’aide d’une perche. En comparaison, je suis bien trop large et trop lourd pour rivaliser, encore plus lorsque les choses se complexifieront, lorsqu’il faudra remonter des « rapides » où il faudra tirer ma pirogue sur le fond caillouteux. C’est là surtout que leurs embarcations feront la différence, ils n’ont pas à sortir pour tirer, même avec peu d’eau, ils parviennent à avancer. Leurs pirogues donnent l’impression de seulement effleurer l’eau. L’on m’a indiqué un village à proximité, cela me motive et tant pis si je dois forcer davantage pour avancer, je suis content de découvrir un autre aspect de la région et de le faire sur l’eau, dans ma pirogue.
Les heures défilent sans qu’un village ne survienne au détour d’un méandre. Physiquement, mes forces s’amoindrissent et je me demande bien ce qu’eux appellent « proche ». Je tente de continuer à pied, mais certains passages sont trop profonds pour être parcourus en marchant, il faudrait nager… pas pratique avec mon sac et les bottes. Quant à la jungle, elle est trop dense pour être traversée, chaque mètre doit être ouvert à la machette. Je me résigne et retourne tirer la pirogue. Cinq cents mètres et je suis récompensé, quelques maisons se laissent découvrir. Les enfants jouent dans la rivière, certains hommes pêchent, une femme fait la lessive. Bien sûr, ils me dévisagent, je les salue comme si ma présence était tout à fait normale. Ce n’est toujours pas le village, je continue donc puis de nouveau, tente la progression à pied. J’entends au loin les bruits, le village n’est plus très loin, j’ai tellement envie de le voir, mais c’est trop tard, il est bientôt 16h30. Je serai plus rapide au retour, mais il est temps de rentrer si je veux arriver avant la nuit. J’aurais dû emmener de quoi bivouaquer, j’aurais pu pousser jusqu’au village, peut-être m’auraient-ils convié à accrocher mon hamac à proximité des maisons et j’aurais pu avoir un aperçu de leur mode de vie. Avec plus de bagages, la pirogue aurait été plus difficile à tirer également. Il faudra trouver un compromis la prochaine fois. En attendant, je manœuvre pour prendre le sens de l’aval, m’incline encore en salutations devant les habitants de l’avant-poste et me voilà en train de filer avec le courant… Enfin, c’est ce que j’avais imaginé, rêvé, mais le courant n’est pas aussi puissant en réalité. Je vais plus vite, mais ce n’est pas un torrent qui me porte, je dois m’employer pour progresser vite. Et même si les passages avec peu de fond se traversent plus rapidement, je dois tout de même sortir pour tirer. Je n’arriverai pas avant la nuit, c’est sûr. Je m’énerve, j’aurais dû être plus prévoyant, ne serait-ce qu’emmener une lampe aurait été faire preuve d’intelligence. Heureusement, je passe tous les rapides avant la nuit. J’essaye d’habituer mes yeux à l’obscurité, mais je m’échoue un certain nombre de fois où il n’y a pas assez de fond, tape sur les arbres plantés au milieu du fleuve, obstacle pourtant facile en journée. Heureusement que le trajet est simple, pas de carrefour ou de bifurcation créant le doute. Parfois, les éclairs illuminent le ciel, mais la météo se maintient, ce serait un comble. Une heure plus tard, j’entre dans Nuqui, il n’y avait aucun danger, je pense, mais je suis soulagé, progresser de nuit dans un endroit que l’on ne connaît pas, c’est inconfortable. Je réitérerai cette expérience d’eau douce, c’était agréable de changer de paysage, mais aussi de voir la nature et sa faune, pas seulement de l’imaginer sous mon embarcation.