J’enfile les bottes, je noue la pochette de la machette à la ceinture, l’insère dans son fourreau et me dirige en direction de la jungle pour trouver le bois qu’il me manque pour remplacer les cales abîmées ou celle qui s’est noyée dans l’océan. Je suis content de retourner un peu en forêt, en réalité, je n’aurais sûrement pas besoin d’aller si loin, mais l’occasion est trop belle. Je traverse le pont qui emmène sur l’autre rive du fleuve et là, les maisons sont plus éparses, seulement des cabanes en bois où l’on se demande si c’est la jungle qui grignote le village ou le village qui s’enfonce dans la jungle. Plus j’avance et plus les maisons se font rares parmi les arbres jusqu’à ce que seule la nature dicte les lignes. Je trouve l’arbre souhaité, un bois souple et qui ne rompt pas. C’est bizarre, mais j’ai encore peu l’habitude de couper de grosses branches pour me servir, mais pas le choix et je sais que la nature reprendra le dessus de toute façon. Mes cales récupérées, je rebrousse chemin jusqu’à la plage ou m’attend ma pirogue. Le repos nous a réconciliés, je vais prendre soin d’elle. Évidemment, cela attire les curieux, ils commentent, mais je suis seul lorsqu’il s’agit de tendre la corde de toutes mes forces pour fixer le balancier. Quand bien même, elle est de nouveau prête à naviguer et demain, je lèverai les voiles imaginaires et surtout activerai la pagaie.
La nuit, aux alentours de deux heures la pluie commence à tomber ou plutôt s’abat d’un coup. C’est un déluge, il reste quatre heures avant mon départ obligatoirement à marée haute donc au plus tard à sept heures. Les gouttes me bercent et me berceront pour une grasse matinée, le déluge ne s’arrête pas et comment repartir du bon pied sous une telle pluie. Elle s’arrêtera vers huit heures trente, il est trop tard, une journée de repos en plus. Ce n’est pas pour m’attrister. Je me détends en regardant les enfants jouer avec cette embarcation tellement atypique pour eux. Bon, qu’ils ne sautent pas trop fort dessus tout de même.
La nuit d’après, la pluie reprend, mais le ciel est libre à l’aube et je peux charger mes affaires pour partir. Divers derniers conseils me sont envoyés. Un dernier regard vers ces visages perplexes quant à la capacité de ce gringo d’évoluer sur leur terrain de jeu, sur le Pacifique. J’active mes bras. Le courant me chahute un peu lorsque je sors de l’anse, mais rien d’infranchissable, le bleu m’entoure, de la mer au ciel, tous les deux calmes, je suis confiant, je souris. Je ne force pas mes coups de pagaie, je me concentre pour filer droit et j’avance, la plage que je longe est longue, le paysage direct change peu, mais moi aussi, je prends le regard du marin, je regarde vers l’horizon et lui se rapproche. Les heures passent. Pour la première fois du voyage, j’allume mon téléphone pour voir si le GPS fonctionne, à ma grande surprise oui. Enfin, c’est ce qu’il me semble, car je n’en crois pas mes yeux, ça fait cinq heures que je pagaie et j’ai réalisé le parcours que j’avais planifié en deux étapes. Je sentais le courant moins difficile que les journées précédentes, mais aussi, je me suis appliqué à maintenir un rythme, le tenir et faire le moins de slalom possible. Précédemment, j’avais trop de choses à analyser pour réussir à maintenir correctement cet équilibre. Je retrouve l’ivresse du voyage, je ne souris plus, je ris et fort. J’ai dû effrayer quelques poissons. Je déjeune puis me dirige vers l’île de la plage de sable blanc que j’aperçois. Je change de rythme, mes bras sont tétanisés. Je ne mettais pas rendu compte de la force que j’avais laissée en chemin. J’avance difficilement, mais rien n’entachera ma joie. La plage est belle, l’eau translucide, je vois une maison et quelques corps dont je devine la face tournée vers cette chose qui approche. Je glisse sur le sable, arrivée en douceur, je décharge et par politesse vais demander si je peux quémander deux arbres pour mon hamac. Jamais, l’on m’a refusé ce genre de demande en voyage, il fallait donc une première fois. Je ne comprends pas les obscures raisons bafouillées, mais je dois plier bagages et repartir. Ma joie est légèrement entamée et ma force se fait encore plus rare. J’aperçois une plage au loin, il me faudra deux heures pour l’atteindre. Cependant, il est encore tôt et le contre-temps n’empêche pas la journée d’être une réussite inespérée. La plage est accueillante, quelques vagues, mais avec le bon timing, je passe derrière des rochers qui m’abritent ensuite et entre en douceur sur un fleuve que je découvre entre la plage et un mont rocheux. Quelle légèreté d’être sur de l’eau douce, quel calme, l’endroit parfait pour mon bivouac. J’ai encore le temps de me balader, de voir que le fleuve s’enfonce dans la jungle, de récolter quelques noix de coco, d’observer et jouer avec les crabes dont c’est clairement la propriété. Toute la plage est recouverte de taupinières creusées par eux. J’installe le hamac et la nuit commence à tomber. Je fais ma popote et vais me coucher rapidement, je savoure cette nuit bien méritée.
Je savoure jusqu’à trois heures et une nouvelle pluie battante qui s’abat sur la plage et sur la bâche me servant de toit. Je suis bien content de l’avoir installée pour la première fois. La bâche tient, la pluie me berce, je me rendors. Au réveil, elle n’aura rien perdu de sa superbe, je dois patienter, rien ne sert de partir par ce temps. C’est finalement vers huit heures que je décide de m’activer, les gouttes tombent toujours, mais plus doucement, de toute façon, je suis rarement sec, je décolle. Et le côté positif est qu’avec l’eau récoltée par la pluie, je peux refaire mes réserves d’eau douce. Une habitude se prend vite et j’ai pris celle de ma vitesse de la veille. Je vois une petite île à l’horizon, comme il y en a des dizaines où l’on ne peut pas accoster, je la prends en ligne de mire. Je suis confiant, je n’arriverai pas trop tard là-bas. En réalité pendant des heures, j’ai l’impression qu’elle ne grandit pas donc que je ne me rapproche pas. Sans m’en rendre véritablement compte, je suis loin de la côte, le courant m’a écarté pour avoir encore plus de résistance à m’opposer. J’accuse un peu la fatigue de la vingtaine de kilomètres de la veille, j’ai des frissons de froid, la pluie dont j’avais misé sur l’arrêt ne veut pas m’épargner. Je change d’horizon, maintenant, c’est la côte que je fixe, c’est dur et ça me prend du temps, mais c’est ce qu’il fallait faire et quand je reprends l’île en point de mire, elle va enfin grandir. Je la dépasse, mais mes dernières forces s’évanouissent. Je vois une anse avec des silhouettes humaines, tant pis, je vais aller voir si je peux loger sur leur plage. Je n’ai pas la force de chercher plus. L’entrée dans la baie est interminable, je n’ai pas triché, je ne peux plus enchaîner plus de huit coups de pagaie sans faire de pause. Le rythme des vagues est facile à lire, pourquoi seulement ici, je me demande. Je suis proche, la plage est longue et plate, je gagnerais du temps en marchant, de toute façon tout est mieux que pagayer à ce moment. Je passe une jambe et lance mon corps prêt à me réceptionner sur le sable que je pense proche sous la surface de l’eau. Je ne sens pas le fond, il est trop tard, une jambe est restée à l’intérieur, je m’écroule lamentablement sur le bord de la pirogue avant de rouler dans l’eau. Ridicule cette mauvaise estimation, je n’arriverais pas fièrement, je n’en avais pas la force de toute façon.
Juan vient à ma rencontre, il m’aide à tirer le bateau jusqu’à la sortie de l’eau. « La marée baisse et la mer est calme ici, viens, allons boire un café ». Je ne pouvais pas rêver mieux après une journée à grelotter. Je regarde à peine où il m’emmène. Il me présente, je ne retiens pas les noms. Je comprendrai plus tard que c’est sa sœur Melissa, dont l’accueil n’aura d’égal que celui de son frère. Je bois le café et revis. Je commence à regarder autour de moi, je suis dans un resort de luxe en fait. Il appartient à leur famille, ils font des travaux donc il n’y a pas de touristes. Je suis dans un resort dont je suis le seul hôte, dommage que je n’ai plus de force pour les activités. Cela ne ressemble pas du tout à l’aventure, mais je vais savourer le matelas parfait du lit, avec un baldaquin contre les moustiques, la vue sur la plage depuis le hamac de ma chambre, les bons repas sans friture et tout cela sans une once de scrupule. Il me reste finalement une journée pour arriver à Nuqui, au lieu de la semaine prévue, mais franchement, je n’ai même pas envie d’en parler, il n’y a rien à dire, j’ai pagayé et j’y suis arrivé. Non, je préfère rester ici à errer dans le jardin aux senteurs variées, aux couleurs bariolées, aux mélodies des oiseaux enchantés et enchanteurs. Me rappeler le crépuscule en face de moi avec la plénitude que je n’ai plus un effort à donner. Me rappeler cette eau chaude à la panela pour digérer notre dîner, servi au salon où nous continuons à bavarder de tout, mais surtout de la nature qui nous entoure. Ne retournons pas sur la mer tout de suite, j’arriverai sereinement à Nuqui, pas besoin de le raconter.