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L’on m’avait dit que Nuqui serait la fin, mais finalement, je peux encore pousser pour quelques kilomètres, je saute sur l’occasion. C’est reparti. Je suis serein et la journée me confirmera dans cet état d’esprit. La mer est un peu agitée, mais rien de terrible, j’avais pris goût au calme de l’eau douce sûrement. Cependant, les premiers dangers dont l’on m’avait mis en garde apparaissent, ce sont les bancs de sable au large. Lorsque la houle arrive sur la côte, elle se transforme en vagues, elle gagne en hauteur avec l’élévation du fond. Les vagues arrivent ensuite au moment critique où elles vont retomber, soit en « glissant » – comme lorsque l’on glisse sur du verglas, les pieds en avant – soit en « plongeant » – comme lorsque l’on trébuche et tombe le haut du corps en avant – cela correspond aussi aux tubes pour les surfeurs. Lorsque la houle rencontre un banc de sable au large, le même processus va se produire et potentiellement devenir dangereux. De plus dans cette zone que l’on appelle le ressac sur la côte, les courants peuvent être modifiés, au large aussi. Ainsi, avec ma pirogue, je peux vite perdre la bonne position pour passer les vagues et prendre le risque de m’emplir d’eau. Lorsque je suis dans des zones de rochers, mêmes causes, mêmes effets, mais en plus violent, car l’élévation des fonds se fait plus brutalement, c’est une des raisons qui fait la dangerosité des caps, tout comme les pierres immergées près de la surface.

Sur la côte ou au large, ce que je redoute le plus ce sont les vagues en tubes. Elles ne me soulèvent jamais assez pour que je passe par-dessus et je ne peux pas les « surfer » avec ma pirogue trop lourde et trop lente. Ce qui pourtant doit être l’avantage des pirogues polynésiennes. Lorsque les vagues retombent, c’est comme si l’on vidait d’un coup un seau d’eau pour remplir un verre, ma pirogue s’inonde immédiatement, immensément la lourde, elle devient ingérable, les sacs partent avec la mer et je n’ai plus d’autre solution que de sortir et tenter de regagner la côte le plus rapidement possible. Je l’ai seulement expérimenté en étant à proximité de plage, au large, je ne sais pas comment j’aurais réagi, j’imagine nager en laissant tout derrière ou miser sur une idée miraculeuse qui survient seulement lors de nos derniers retranchements. Faisons donc attention.

Aujourd’hui, la mer est calme, je n’ai rien à craindre. Je prends le temps de pêcher, mais en vain, les poissons me fuient. Mon butin de pêche s’élève pour le moment à zéro, je pensais pourtant au moins attirer un poisson étourdi. Mais encore une fois, aucun mal, je suis loin d’être en train de dépérir et j’ai encore des réserves emmenées de Nuqui. J’ai donné la moitié de mon riz, mais il m’en reste pour tenir plusieurs jours sans crainte, même si je dois en manger du matin au soir. Il y a quelques anses, mais je ne me sens pas de m’enfermer sur une petite plage, pour l’instant la marée est basse, il est donc difficile de savoir jusqu’où elle va monter. J’ai peur que les plages disparaissent à marée haute. D’autres étendues de sable se dessinent un peu plus loin, ce n’est pas nécessaire de prendre des risques, aujourd’hui, je préfère rester dans ma zone de confort. La plage que j’approche paraît d’ailleurs très agréable, je vois des cocotiers, potentiellement des noix de coco pour me régaler donc, elle est vaste, avec d’autres espèces d’arbres. Je ne prendrai pas le risque de me prendre une noix sur la tête pendant mon sommeil. Depuis le premier jour, je le sais, je dois prendre mon temps pour observer les vagues qui arrivent sur le sable. Elles ne paraissent pas trop grandes, je devrais pouvoir atteindre le sable sans embûche. Il y a quand même des moments plus calmes que d’autres, je tente une approche, je suis encore derrière l’endroit où les vagues commencent à véritablement grandir. J’observe, mais d’un coup, je me sens m’élever, les vagues s’amplifient derrière moi maintenant, je fais demi-tour, l’accalmie est terminée. Une autre vague me soulève, plus haut cette fois, elle me rapproche de la plage aussi, je n’ai plus le temps de penser, mais l’intuition est mauvaise. La suivante s’élève encore plus, elle approche, elle monte encore et je ne vois plus d’échappatoire. Je pagaie de toutes mes forces, mais sans y croire. La base de la vague me fait pivoter et c’est le balancier qui se soulève en premier, cela finit par me placer en parallèle à la vague. Elle se transforme en tube et je sais que ça va mal finir, je ne sais juste pas exactement comment. C’est comme lorsque l’on est déséquilibré, que l’on tente de se rattraper, tout en sachant que nous allons tomber, il n’y a rien à faire, seulement à se préparer à la chute. Le balancier épouse parfaitement la vague, c’est bien dommage, car elle s’enroule, il la suit, il est au-dessus de ma tête maintenant, que faire d’autres que prendre mon souffle… Je suis retourné comme une crêpe. Pendant quelques secondes, je suis toujours assis dans la pirogue, mais la tête à l’envers, sous l’eau. J’en tombe rapidement, comme mes sacs. Une autre vague arrive, je plonge, mais ne lâche pas la pirogue. Je sens le sable, je peux prendre appui dessus maintenant, une nouvelle vague et je suis très proche de la plage. Le balancier ne tient plus que par les cordes, la pirogue est à l’envers, mais la priorité, c’est récupérer les sacs. Je me démène pour ramener tout sur la plage. Il faut faire vite, car avec le courant du ressac, les choses peuvent vite s’éloigner. Tant bien que mal, j’y parviens. Je reviens à la pirogue, mais impossible de la retourner, dès que je tente la bascule, elle se remplit d’eau. Je l’amène sur le bord pour pouvoir l’appuyer sur le sable, enfin, je parviens à la remettre à l’endroit au moment du reflux. J’enlève complètement le balancier et en deux parties, je la ramène sur le sable. Je suis calme, ce n’est pas ma première fois, mais en une minute, peut-être deux, je suis passé d’une journée sereine à la galère. Je suis calme, mais blasé. Qu’ai-je fait de mal ? Comment aurais-je pu mieux négocier cette arrivée ? J’apprendrai plus tard qu’ici les vagues sont imprévisibles, même les marins les plus expérimentés peuvent se faire avoir, c’est arrivé à l’un d’eux il y a un an, il était pourtant équipé d’un moteur lui et d’un bateau plus grand. Il s’est pourtant fait retourner comme une crêpe, comme moi. Cela me déculpabilise, mais j’ai tout de même l’impression d’être redondant dans mon récit.

Je repars tranquillement après la journée de repos. Après une matinée sur une mer très calme, le vent se lève et il s’oppose à moi. Rien de grave, mais il me fera arriver tard sur la plage, j’aurais à peine le temps de trouver mes deux arbres que la nuit m’enveloppera. Je vois les étoiles pendant que le feu cuit mon riz, magnifiques et omniprésentes dans le ciel, elles touchent l’eau. C’est l’avantage lorsque l’on se trouve dans des zones à faible densité humaine, peu de lumières viennent perturber l’obscurité. La nuit sera belle, j’ai envie de ne pas mettre la bâche pour ne rien manquer du spectacle. Mais bon, ça reste la deuxième région au monde avec le plus fort taux de pluviométrie, je vais quand même la mettre. Quelques piqûres de fourmis après – elles sont sur chaque arbre par centaines – la bâche paraît au-dessus du hamac, impossible de l’étendre complètement. Au moment de ma toilette du soir, juste avant de me coucher, les gouttes commencent à tomber. Avertissement parfait pour me rendre à l’évidence que le hamac n’est pas recouvert ou si peu. Je vais parvenir à étendre la bâche, mais après deux heures de sommeil elle se détachera en partie sous le poids du déluge. Je prendrais donc plaisir à la rattacher une autre fois. Mais je suis au premier rang pour le spectacle, des éclairs, non, un feu d’artifice silencieux s’offre dans le ciel. L’orage illumine la mer nocturne, mais aucun tonnerre, seulement les lumières. Au matin, le ciel est dégagé, mais à une centaine de mètres, j’entends un bruit sourd. Je vais vérifier si c’est bien ce que je pense. Oui ! Une magnifique noix de coco qui s’offre à moi pour le petit-déjeuner. Je ne sais malheureusement pas grimper dans ces géants que sont les cocotiers, alors je dois me résoudre à être rationné et me servir seulement lorsqu’elles tombent.

Le lendemain, c’est une journée tranquille sur la mer, même l’accostage sur la plage se fait sans aucun problème et avec de l’aide. J’arrive au village de Termales, dont le nom vient des sources naturelles d’eau chaude. Aucun rapport avec le nom, mais l’on m’avait aussi informé que Termales était connu pour être le lieu de résidence de nombreux chefs du trafic de drogue. Évidemment, ils ne le montrent pas ouvertement. Je ne pourrais pas m’empêcher d’essayer de les identifier, sans jamais pouvoir le vérifier. Depuis que je suis entré dans les eaux colombiennes, je sais que je suis exposé à la rencontre avec des narcotrafiquants. Je pense d’ailleurs en avoir déjà rencontrés, mais à aucun moment ils m’ont fait me sentir en danger, tout au plus gêné par leur humour douteux. Au final, je ne peux m’empêcher d’avoir des suspicions lorsque j’observe des personnes avec plusieurs chaînes d’or ostentatoires autour du cou. Ils ont pourtant aussi la casquette de père de famille souvent, comme si c’était un métier ordinaire. Ils se savent dans l’illégalité bien entendu et il vaut mieux ne pas attiser leur instinct de défense, mais il me semble qu’ils ont fait ce choix pour le bien-être de leur famille. Jamais l’on ne m’aura proposé de drogues autres que le cannabis là-bas, les productions de narcotiques ne sont pas pour les locaux ou à la marge, seulement pour l’exportation. Pour eux, c’est seulement se faire de l’argent sur le dos des riches occidentaux qui consomment. Ils ne sont pas des Pablo Escobar bis.

Lorsque je longe la ville, des habitants me font signe, alors j’accoste auprès de leur maison. Évidemment, ils voulaient savoir ce que je faisais là sur ce bout de bois. D’abord, deux trois personnes puis c’est rapidement une dizaine de personnes qui m’entourent et le défilée va durer une bonne heure, à chacun ses questions. Je suis en même temps désaltéré, nourri puis installé sous le porche d’une maison. Je ne comprends pas tout, mais ils veulent me faire rencontrer une personne. Un aventurier, j’ai l’impression, mais je ne sais pas pourquoi. Finalement, après une heure, l’on m’indique que je peux dormir là et profiter de la ville. Je n’avais rien demandé, je pensais même repartir, mais parfait. J’apercevrais cet aventurier, cheveux blancs longs attachés avec un élastique, calvitie sur le dessus, une frontale allumée et une perche pour attraper les serpents. Je l’aurais bien accompagné, mais je n’ai pas eu le temps de lui demander, une tape amicale et un clin d’œil et il est parti. Drôle de rencontre.

Le lendemain, c’est ma dernière étape, au loin, je vois « Punta Arusi ». Le danger est au-delà, passé cette pointe, c’est une funeste fin qui m’attend selon tout le monde. Ensuite, il n’y aura plus de plage accessible, des vagues bien trop grandes pour être chevauchées à la rame et des courants emmenant au large où c’est seulement « le ciel et la mer ». Je dois tout de même aller le plus loin possible alors c’est la pointe que je vise, je ferai demi-tour là-bas. Mais lorsque l’on y est, que la suite ne paraît pas différente, comment ne pas vouloir pousser un peu plus ? Allez, je vais voir rapidement et rebrousserai chemin. En un rien de temps, j’attends la prochaine pointe, Punta Brava, sans aucun problème. C’est comme si le diable essayait de me faire continuer avec un courant favorable. J’ai même vu des plages qui paraissaient accessibles. Il est temps de faire marche arrière, mais ça serait dommage de ne pas revoir cela, dormir sur une des plages. Ce que je redoutais arrive, j’ai beau vouloir suivre leur conseil, si je ne me rends pas compte du danger, je vais vouloir aller voir. Ma tête commence à tout imaginer, ça semble possible en songe. Aller plus loin pourrait aussi signifier l’étape de trop. C’est gravé dans ma tête, je ne vais pas réussir à oublier cette possibilité. Je fais sens inverse en direction d’Arusi quand un bateau motorisé me propose un remorquage, si de toute façon je reviens ici, je peux bien m’accorder un passage détente. Je l’interroge quand même sur l’après, « La mer d’ici n’a pas l’air aussi méchante qu’annoncée, lui dis-je, pourrais-je aller plus loin à la rame ? », ses sourcils se lève, sa lèvre s’étire dans un rictus de coin de bouche : « héhé » sera la seule réponse que j’aurais.