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Je sors mes affaires de la pirogue, je l’attache rapidement à un poteau et me dirige vers une auberge que l’on m’a indiquée. J’ai demandé la plus proche, elle était à 200 mètres, avec vue sur la mer, parfait. Lorsque je m’éloigne de la plage, je ne me retourne pas vers l’embarcation pour vérifier si elle est au bon endroit. Je suis fâché contre elle, comme si elle y pouvait quelque chose. Depuis des semaines, elle est la cause de mes tracas et ça ne va pas en s’améliorant. Je lui ai donné une personnalité pour pouvoir m’en prendre à quelqu’un. Faut dire que dans les galères je n’avais qu’elle avec qui converser, c’est à ce moment que je lui ai donné une âme, j’imagine. Qu’elle médite sur les jours qui viennent de s’écouler. Les bagages posés, ce sont les besoins primaires qui reviennent, s’alimenter, se désaltérer et se reposer. Il me faudra plusieurs jours pour m’en remettre, la douleur physique, ce sont les pouces qui la feront durer le plus longtemps, la douleur psychologique, elle ne s’arrêtera pas avant de quitter la ville.

Dès le lendemain, je me mets en quête d’une personne susceptible d’apporter des améliorations à la pirogue. La seule idée qui me vient, c’est de rajouter une voile, j’irais alors plus vite en me fatiguant moins. J’imagine qu’ainsi, je pourrais m’assurer moins de galère. J’imagine, car une voile de fortune, sur un bateau inapproprié ne saurait combler tous les défauts, si elle n’en rajoute pas déjà. Nous pouvons de plus rajouter mes pauvres connaissances en voile. L’on m’indique un certain « Cuchillo », couteau en français, lui pourra m’aider. Je demande autour de la plage où les bateaux sont amarrés, le mien compris, l’on m’envoie de groupe en groupe, puis dans les habitations construites sur pilotis. Évidemment, quelques remarques à propos du fait qu’il faut faire attention de ne pas se couper avec le couteau. Je ris par politesse, pourquoi ce sobriquet ? Finalement, l’on m’indique de nouveau vers la plage et c’est à ce moment qu’une personne me fait des signes, je ne l’avais pas reconnu, c’est Isodoro qui m’avait distillé les derniers conseils au moment du départ de Bahia Solano. Il n’est pas surpris de mes péripéties, il ne comprend toujours pas comment une personne peut naviguer sur une si petite embarcation. Nous faisons un bout de chemin ensemble et je lui demande s’il pourrait voir pour un bateau d’occasion, je suis toujours aussi fâché avec ma pirogue. Aussi, cela me permet de multiplier les options. Sur une pirogue adaptée à la mer, la largeur est bien plus importante et la ligne de flottaison bien plus basse, il y a donc moins de tirants d’eau (d’eau déplacée par le bateau). Je me dis que cela réglerait mes problèmes de lenteur et je pourrais toujours rajouter le balancier pour plus de stabilité. Nous nous serrons la main, il va regarder. J’erre un peu dans la ville, je me demande comment je vais repartir d’ici. Les trois jours à ramer m’ont ouvert l’appétit, au moins, je résous ce problème. La nuit, je dors comme une pierre.

Je ressors pour trouver mon déjeuner, dès que je m’approche de la plage les gens me reconnaissent et me questionnent. J’apprécie de pouvoir échanger avec eux, mais mon moral en prend un coup à chaque fois : « Comment ? Tu veux naviguer sur cette frêle embarcation ? ». Heureusement, Isidoro arrive et je peux échapper à une discussion dont j’étais à court d’arguments. Il a trouvé une pirogue, je veux la voir tout de suite, tant pis pour mon repas, je mangerai froid. Nous arrivons à une extrémité de la ville, elle donne sur un fleuve, les maisons sont aussi sur pilotis ici et justement, la pirogue est sous l’une d’elles. Elle est bleue et neuve. Je déchante, je sais que le prix ne sera pas comme je l’avais imaginé, huit cent mille pesos colombiens soit cent cinquante-cinq euros. J’essaye tout de même la pirogue, c’est sûr qu’elle file plus vite. Enlèvera-t-elle tous mes problèmes pour autant ? La véritable question est de savoir si cette nouvelle embarcation m’emmènera au bout. Je veux bien payer, mais si c’est pour une semaine de navigation et que l’océan m’arrête tout de même ensuite, je n’y alors vois pas d’intérêt. L’on me sérine depuis mon arrivée en Colombie que je ne pourrais pas rallier Buenaventura, la mer est bien trop déchaînée avec des courants que je n’arriverais pas à négocier et aucune plage accessible. Programme alléchant non ? Cela me chagrine de saboter le projet de naviguer sur mon embarcation de surcroît. Je suis tiraillé, il faut que je pense. Comme toujours, je ne sais pas si je peux faire confiance, n’essayent-ils pas aussi de s’enrichir un peu sous le couvert de ma sécurité. Sa femme, qu’il me présente, m’affirme pourtant le contraire sans que je ne lui demande : « Depuis ton départ de Bahia Solano, il me parle de toi, il est inquiet ». Je dois réfléchir, je vais manger mon repas froid.

En fin de journée, après l’averse diluvienne, quotidienne depuis que je suis ici, je retourne en direction d’Isodoro pour lui donner une réponse. Je me dis qu’elle me viendra en chemin. A mi-route, je le vois discuter bière à la main. Ce n’est pas sa première, il est encore plus amical. Une nouvelle fois, il a raconté mon histoire, une nouvelle fois, l’on m’indique que c’est insensé de vouloir aller là-bas à la rame. A force de l’entendre, j’en prends l’habitude et ma réponse sort par réflexe : « Nous verrons bien ». J’offre tout de même ma tournée pour la recherche de la pirogue, je reste évasif, mais je crois que ma décision est prise, si je ne peux pas y aller alors cela ne sert à rien d’en acheter une autre, autant y aller sur mon bout de bois. Nous trinquons tout de même. La bière en entraînant une autre nous changeons d’endroit. Nous atterrissons dans une échoppe, mi-boulangerie, mi-épicerie, avec une enceinte d’un mètre qui écorche mes oreilles, les leurs doivent être différemment faites. Je me demande bien comment je vais pouvoir converser en espagnol avec un bruit aussi assourdissant. Il demande des chaises en plastique et commande à boire, cette fois du « chiche », un alcool issu de la canne à sucre servi dans une bouteille en plastique. Évidemment, c’est fait maison, évidemment ça va me donner mal à la tête. Isodoro oscille entre les moments de joie et de sérieux lorsque l’on parle de mon projet. Mais ses yeux le trahissent, d’habitudes droits et directs, désormais, ils voguent un peu avec les verres qui s’enchaînent. Il a le faciès rectangulaire, osseux, il a déjà la soixantaine, mais ses muscles sont toujours saillants, il n’y a pas de graisse sur son corps. Il a l’œil du marin qui regarde à l’horizon, ou peut-être dans le vide du fait de l’alcool. Un de ses amis se joint à nous, de nouveau, il raconte l’histoire, de nouveau, c’est des yeux exorbités qui me font face. Nous finissons nos verres d’une traite, ils me distillent tout de même des conseils pour que je réussisse, les vagues font pourtant dix mètres maintenant. Nous parlons de mes raisons, de la France, d’ici, du pacifique pas si calme, mais nous revenons toujours à cette idée de longer la côte vers le Sud. Leurs mains sur mes épaules, ils me demandent de bien y réfléchir, mais ne savent-ils pas que l’alcool n’amène pas les bonnes décisions.

L’euphorie a asséché mon crâne, je suis embrumé au réveil, ce n’est pas aujourd’hui que je vais être actif. A ma grande surprise, c’est pourtant aujourd’hui que je vais prendre ma décision, si je ne peux pas voguer aussi loin que prévu alors je vais profiter de chaque mètre jusqu’à la destination finale, pour l’instant elle s’appelle Nuqui, capitale du Golfe de Tribugá. Et s’il y a une chose que je sais bien faire avec ma pirogue, c’est aller lentement. Je vais la garder, je l’ai construit alors c’est avec elle que je voyagerai et mon voyage se terminera avec elle, même si je dois le raccourcir. C’est compliqué d’expliquer les émotions qui me traversent, mais je l’ai rêvé depuis des mois cette pirogue, elle est le centre de mon idée et l’abandonner reviendrait à changer complètement le projet. Quant à la voile, l’idée est bonne, mais je doute de son application. En trois jours, j’ai commencé à prendre des habitudes avec mon embarcation, si je la modifiais, je devrais retourner à la phase d’apprentissage avec ses ratés imparables. Ils ont déjà été nombreux. C’est décidé, je vais la remettre sur pieds et partir avec un autre état d’esprit. Ils m’indiquent qu’ils sont capables de rallier Nuqui en 2 jours, bien, je prévois une semaine alors, mais ça sera une semaine de plaisir et avec l’aventure dont j’ai rêvé. Il pleut toute la journée, tant mieux j’ai une bonne excuse pour peu sortir de l’hôtel et me remettre de la découverte de la chiche.