Aux premières lueurs, je me lève. La marée est basse donc même besogne que la veille pour descendre la pirogue jusqu’à l’eau surtout que je ne peux retourner sur l’eau par le même endroit, il faut que j’évite les rochers. De plus, je dois refaire toutes les attaches des cordes, le départ sera de nouveau à neuf heures. J’aperçois des dauphins, je me dis que c’est bon signe et je me lance, je passe une dernière vague en poussant et dès que l’eau atteint ma poitrine, je saute dans la pirogue, c’est sport, mais j’ai eu la réussite de mon côté. Cela me donne du courage, il m’en faut, car ma progression est toujours pénible.
Pour le déjeuner, je veux accoster pour éviter d’être repoussée en arrière par la marée, je scrute, cette fois, je veux m’assurer qu’il n’y a pas de rocher. La voie est libre. Les vagues me paraissent abordables, un dernier regard et le doute s’installe, je n’aime pas les rouleaux du bord, ils paraissent creuser le sable, mais je n’ai pas le temps de rebrousser chemin, ma pirogue se lève, je n’avais pas vu que certaines vagues partaient de plus loin et montaient plus haut. Elle me pousse vers la plage, je surfe et commence à perdre l’équilibre, c’est le balancier qui heurte le sable en premier, mais le reflux me ramène sur l’eau, je saute et pousse pour la sortir de l’eau, mais l’eau est trop forte, une nouvelle vague arrive, me submerge, inonde la pirogue, mais nous dépose plus loin sur le sable. Une nouvelle fois, j’ai pris des coups, mais je n’ai pas le temps d’y penser, il faut que je monte la pirogue avant qu’elle ne se fasse emporter. Je cours pour sortir le paquetage et l’alléger. Je fais les aller-retour au pas de course pour maintenir le bateau tant bien que mal sur le sable à chaque nouvelle vague. Je perds du terrain sur la mer, mais je n’abdique pas. Je dois vite vider l’eau dedans pour pouvoir la déplacer, j’y parviens en soulevant le balancier et à la prochaine vague, je peux enfin l’installer sur le sable brûlant à l’écart des crocs marins. Tiens, je n’avais pas remarqué en déchargeant les sacs que le sable était tellement ardent que même en courant, il me brûlait. Je ne peux que constater les dégâts sur la pirogue, il manque une des cales permettant de tenir le balancier et il va falloir remonter toutes les parties. En prime, je ne peux pas accéder à l’ombre avec la pirogue, le chemin à parcourir en la tirant serait bien trop long.
Une bonne heure et demie après, c’est remonté, mais les mêmes vagues me font face. Approximativement, toutes les 10 minutes, il y a des accalmies de trente secondes, il ne me faut pas moins pour passer la barrière de vague. Cette fois, c’est la bonne, je pousse de toutes mes forces, mais le premier petit rouleau à la jointure entre sable et eau me retarde, quand je le dépasse une vague s’est déjà formée, je ne peux pas arrêter la propulsion, je suis impuissant. Je vois la vague s’amplifier, je la vois arriver, l’inévitable me frappe, la vague se vide sur la pirogue, elle est pleine, elle est lourde, je ne peux plus la manœuvrer, je ne peux qu’attendre le prochain flux. Je sors vite de ma position dangereuse, entre le canot et le balancier, heureusement, car la pirogue se soulève, se retourne et frappe le sable. Elle est bloquée et subit encore les vagues, je dois démonter le balancier en urgence, je m’étonne que rien ne semble cassé, mais pas le temps de me réjouir, je cours vider les sacs, j’essaie de sortir de ma tête cette impression de déjà vu en posant les sacs au même endroit, je cours et j’espère que c’est la dernière fois. Une heure et demie plus tard, je peste, je râle un peu, mais je sens qu’il faut que je garde ma force, je ne peux même plus en parler au pluriel. La pirogue est remontée et rechargée, je bois mes dernières gouttes d’eau et m’assois en partie pour observer la mer, en partie, car mes batteries sont vident. Je ne devine aucun signe qui annonce les moments d’accalmie, il ne me reste plus que l’instinct. Je le laisse venir pendant une vingtaine de minutes. Je veux quitter cette plage. Une fenêtre semble apparaître, je cours, je donne tout, je passe le rouleau et une première petite vague, l’eau m’arrive au cou et je saute dans le bateau, une plus grande vague arrive, elle me fait peur, je me contracte comme si cela allait changer quelque chose, je rame de toutes mes forces, la proue se lève, le bateau se cabre, je suis plus près de la verticale que de l’horizontale, mais je me retrouve sur la vague puis bascule, je l’ai passé et avec elle la barrière des flots qui me retenait sur terre. Les larmes me montent aux yeux, c’est avec émotion que je lance un dernier regard en arrière. Le lieu que j’avais choisi pour me reposer m’aura épuisé.
Je vogue, je me dis que rien ne peut faire empirer cette journée, le pire est forcément derrière. Il est déjà tard et je continue à ramer. L’idée d’arrêter maintenant est de plus en plus omniprésente dans ma tête. Je scrute les plages, rien d’accueillant, ce n’est même pas la peine de s’approcher, le grondement des vagues me le souffle à l’oreille. Je ne veux pas regarder l’heure, cela ne m’apporterait ni réconfort ni information utile. La houle se lève, ma pirogue avec, mais je ne sens pas de déséquilibre. Les vagues viennent parfois de derrière, parfois de la droite, mais je ne ressens pas de danger. Tout de même cela donne presque le vertige et plus j’avance, plus je vais haut. Ce n’est pas des vagues cassantes alors elles ne font que me porter, mais je ne les quitte pas des yeux. J’estime les creux à au moins deux mètres. Je ne me sens pas en danger, mais j’ai le mal de mer. Non ce qui m’inquiète, c’est le soleil, il est vraiment bas et aucune plage visible. J’espère, j’imagine une plage calme après la petite anse où je pourrais poser délicatement la pirogue et sortir calmement. Je n’ai pas le temps de sourire de cette image, le soleil s’enfonce dans l’océan et la peur m’envahit.
Il fait encore jour, mais je ne prévois pas plus de trente minutes avant le noir. Il faut que je quitte l’eau. C’est là que par miracle, j’aperçois une maison entre la côte et une sorte d’île, il doit forcément y avoir une plage. Depuis ma remise à l’eau, je suis plus au large, repoussé par de nombreux rochers. Je commence à me rapprocher, les secousses s’accroissent. Je peux encore maintenir un écart suffisant avec les rochers. J’aperçois comme une boule noire dans l’eau, c’est dans ma direction alors je me rapproche. Encore quelques mètres et je reconnais une loutre de mer, interloquée, je devine son corps sous l’eau, seule sa petite tête émerge, ses grands yeux écarquillés de surprise brillent. « Quelle est cette chose et surtout que fait elle là ? », doit-elle se demander. C’est elle qui est à sa place, pas moi. Je n’ai pas le temps de lui expliquer, je rassemble ce qui me reste d’énergie, l’eau semble agitée au bord, mais rien d’insurmontable, me dis-je, voilà mon issue. Ouf, non, quoi, cul-de-sac. Il n’y a pas d’issue. Le passage est complètement fermé par des rochers que je ne voyais pas dans cette semi-obscurité. J’aperçois les habitants de la demeure qui m’observent, j’espère un signe, mais rien. Volte-face, je dois faire le choix de retourner au large pour contourner les rochers ou tenter un passage étroit entre deux rochers. Je ne veux pas me retrouver dans l’obscurité totale, j’opte pour le raccourci. Il y a cinq six mètres pour passer, les vagues arrivent de face et de derrière, je pense pouvoir éviter le moment où elles se heurtent. J’attends quelques secondes et je me lance, le timing a l’air bon, au dernier moment j’aperçois un rocher immergé au milieu du passage, je n’ai plus de marge de manœuvre, si je dérive de quelques centimètres, je cogne de la pierre, mais ça passe. Les épreuves sont terminées… pour aujourd’hui.
Les habitants viennent m’accueillir, m’aident à remonter sur la plage. Je suis content de ne pas être seul. Je suis encore sous le choc, je ne comprends pas trop ce qu’il se passe et je me laisse presque porter par eux jusqu’à la maison. Ils sont jouasses, je suis une attraction pour eux. Je pourrais tout leur passer là. Après quelques minutes, la femme pose son regard sur moi : « Tu as eu peur ? ». Je n’ai pas besoin de répondre, mes yeux parlent pour moi. Ils ont été le réconfort dont j’avais un grand besoin à ce moment, ils étaient une nécessité. Ils m’ont nourri, fourni de l’eau pour me désaltérer et me laver, j’ai dormi comme un bébé.
J’étais ému de repartir le lendemain, je repartais avec de l’entrain. D’ici quelques heures, je pourrai me poser dans la petite ville et enfin envoyer un message pour dire que tout va bien. J’avais laissé entendre que cette première étape devait être réalisée en une journée, j’en suis à la troisième. Je pagaie avec entrain, pour la première fois, il me semble que le courant est parfois favorable. J’avance, mais je vois bien que le but est encore loin. Mais je me berce dans l’idée qu’aujourd’hui, j’attendrai le moment de la pause. Un bateau à moteur passe, les habituelles questions que nous pourrions résumer à : « Qu’est-ce que tu fous là dans ta boîte d’allumettes ? ». Ils me proposent de me remorquer un peu, je refuse et ils repartent. Je les regarde filer vers l’horizon, le même que ma destination, je regrette ma réponse. Mes regrets augmentent lorsque je réalise les heures qu’il me reste. J’entends un moteur, un autre bateau arrive, nous discutons et il me pose la même question, je ne sais même pas si je l’ai laissé finir avant de dire oui. Nous amarrons ma pirogue et enfin j’entrevois de la vitesse. Je n’ai aucun scrupule, je n’en peux plus. Nous rentrons dans l’enceinte d’El Valle, je suis soulagé.
Je vais devoir repenser à cette étape, les difficultés que j’ai rencontrées. Ma pirogue est définitivement trop petite pour moi, pas assez large elle s’enfonce et mon tirant d’eau est bien trop important. Mes bras se sont bien défendus, mais ils doivent aussi progresser. Enfin, l’océan m’a envoyé des avertissements, je ne dois rien prendre à la légère, sa force et sa fougue n’ont pas d’égaux. Je commence à songer que ma destination finale pourrait changer. Je n’ai plus de force, il ne sert à rien de tenter de résoudre cela maintenant. L’on m’indique le chemin d’un hôtel, je tangue, c’est le mal de terre que je ressens maintenant, mais je le supporte, je sais qu’il n’y aura plus de galère et d’effort aujourd’hui.