J’ai du mal à sortir du lit. Pour aller où ? Que faire ? Je ne peux pas la vendre, personne n’en voudrait. J’ai du mal à m’imaginer recommencer le travail depuis le début, bien qu’exaltant, le labeur n’en était pas moins éreintant. En plus, je ne peux pas me permettre de refinancer une deuxième embarcation. Je vais méditer devant. Elle ne m’adresse même pas un murmure, elle est inerte, comme si je l’avais rêvé. Je retourne chez Medardo, j’avais fait confiance à ses connaissances, je lui avais dit que je souhaitais construire une pirogue capable de naviguer sur le Pacifique. Il a bien conscience que le résultat n’est pas à la hauteur, si je parviens à la vendre, il n’est pas contre en construire une autre. Mais voilà qui payerait une pirogue trop petite à un étranger ? Pas un Colombien en tout cas. Je m’aperçois que vouloir le faire en faisant confiance sans connaissances propres était un bien trop grand risque, je vois le prix maintenant. Je commence à proposer des idées pour l’améliorer, il m’assure qu’il serait possible de rehausser les bords. Je m’étais aussi aperçu du manque de stabilité, l’idée que j’avais lors de l’élaboration du projet me revient, une pirogue polynésienne, c’est-à-dire avec un flotteur sur le côté appelé balancier. J’avais oublié cette option, si nous pouvons la réaliser elle pallierait le manque de stabilité. Cela me permettrait de plus de pouvoir monter bien plus facilement dans la pirogue, même au milieu de l’océan. Le marché est conclu. De plus, pour me rapprocher du chantier et pour faire l’économie de l’hôtel, je viendrai dormir ici à partir de demain.
Je charge de nouveau la pirogue sur la charrette et repars dans le sens opposé de la mer. Je n’ose pas regarder dans les yeux des passants m’observant, je suis penaud. Je ne sais pas encore si je dois être optimiste et si les nouvelles évolutions de la pirogue me permettront de mener à bien mon projet. Pour être positif, je me réjouis cependant de prendre mes quartiers à la lisière de la jungle. Ma première nuit dans la cabane que l’on m’a réservée est plus que bruyante, mais la mélodie est agréable. Ici pas besoin de cloisonner les habitations, il n’y a que deux murs en lattes de bois, les deux autres côtés sont ouverts, trois emplacements de fenêtre, sans fenêtre. Alors forcément, je suis aux premières loges pour le concert des grenouilles, crapauds, oiseaux, insectes en tout genre et d’autres animaux que je ne parviens pas à identifier à l’oreille. Il faut que je m’y habitue de toute façon et c’est venu très vite. Quel bonheur de se sentir entouré par la nature. Il y a une seule grande pièce à la maison, il faut dire que le lit ne prend pas de place, c’est seulement mon hamac suspendu à la charpente. Pour la douche, il y a un bac extérieur où je puise avec un saladier pour m’asperger. Le bac est alimenté par un tuyau directement relié à une rivière, l’eau est potable de surcroît. Je me sens bien ici. Tant mieux, car je vais y rester une dizaine de jours au final.
Nous commençons par trouver le bois, Medardo a des planches qui serviront pour rehausser les bords, tant mieux, qu’il soit bien sec et léger, le poids du bateau est quelque chose que je redoute. Pour le balancier, nous allons couper un balsa, cet arbre à la légèreté sans égale, plus léger que le liège même. Il est encore vert, mais je peux tout de même porter la partie du tronc sélectionnée pourtant long de quatre mètres. Ce n’est pas simple de savoir comment rehausser les bords de la pirogue, cette partie étant fragile nos deux cerveaux ne seront pas de trop. D’ailleurs, maintenant que j’ai saisi qu’il n’était pas infaillible sur la conception navale, j’insiste pour que l’on suive mes recommandations. Je me suis même mis à faire des croquis que nous avons débriefés pendant quelques heures. Nous parvenons à installer les premiers bords, mais la proue comme la poupe, c’est plus compliqué car arrondi pour fendre les flots. Nous retournons donc dans la jungle auprès de l’arbre dans lequel nous avions découpé la pirogue, le but est de scier tout le rehaussement de la proue en un seul morceau. Nous redescendons avec cette partie, nous devrons y retourner pour la poupe. Le travail est plus long que je ne pensais, Medardo est de plus tombé malade, une intoxication, selon lui provenant d’un poisson, mais cela pourrait tout aussi bien être l’eau. L’eau des rivières est puisée largement en amont, en buvant à partir d’ici il est très aisé d’ingérer une bactérie. Pendant quatre jours, il n’aura pas de force et je me demande à quelle régularité cela arrive pour les gens d’ici. Lorsque nous nous remettons au travail, c’est par une désillusion que nous commençons, la partie découpée de la proue est un échec, elle n’épouse pas la forme du bateau. Comme solution de repli, nous installons des courtes planches pour pouvoir réussir à suivre l’arrondi finalement. J’ai peur pour la solidité de l’embarcation, mais je n’ai rien de mieux à proposer. Nous appliquerons la même technique pour la poupe. Esthétiquement raté, cette façon de faire donne pourtant l’impression de tenir. Enfin, j’ai le sentiment que cela avance.
Nous pouvons nous attaquer à l’étanchéité. Je l’attendais cette étape, j’avais insisté pour que cela se fasse à la manière traditionnelle. Nous repartons dans la jungle cette fois à la recherche d’une production animale, d’une sorte de miel produit au cœur d’un tronc coupé. Voilà ce que j’avais réussi à comprendre, les autres détails qu’il m’a décrit se sont perdus dans la traduction. Nous nous enfonçons plus loin cette fois, il fait beaucoup plus sombre dans cette partie de la forêt et la taille des insectes est résolument plus importante. Certaines araignées font la taille de mon poing, les fournies sont longues comme mes phalanges et elles piquent dur. Nous trouvons l’arbre, grattons un peu et une sorte de pierre blanchâtre apparaît. Il ne connaît pas exactement le processus menant à cette matière, mais c’est comme un miel cristallisé très dur, parfois marbré de noir. La récolte n’est possible qu’une fois la variété d’abeilles le produisant parti établir un domicile ailleurs. Cela laisse le temps au produit de prendre sa consistance et permet d’éviter des piqûres, paraît-il, très douloureuses. Nous en récoltons deux sacs avant de rebrousser chemin et de rentrer dans la communauté. La suite c’est préparation d’un feu pour faire chauffer la « pierre » dans une casserole. Je ne suis pas chimiste, je ne peux donc pas vous expliquer ce qui va amener cette réaction, mais la pierre va se transformer en un liquide noir, plus épais que du mazout, très inflammable aussi, le feu a pris et toute la casserole flambait. Nous allons ensuite pouvoir l’appliquer sur les jointures, intérieur et extérieur, puis recommencer plus tard dans la journée pour l’autre côté. Je suis vraiment content d’avoir pu découvrir cette utilisation d’un produit naturelle, au final, il est bien plus efficace que l’aluminium, qui, même ici, l’a remplacé. Cela fait partie des choses que je souhaitais découvrir avec ce voyage, les connaissances anciennes de l’utilisation des productions de la nature. Loin de moi l’idée de renier la modernité, mais pourquoi utiliser un produit industriel lorsque la nature nous offre ses fruits efficaces.
C’est d’ailleurs chose compliquée que d’obtenir ces connaissances, elles sont protégées comme un trésor. Chacune de celles que j’ai essayé d’obtenir s’est faite en monnayant un échange sur les savoirs que moi, je pouvais transmettre. L’on m’avait parlé de cette réaction des communautés indigènes, conséquence de ce qu’ils nomment le « pillage de leurs richesses » par les autres peuples de Colombie. C’est leur riposte à l’accaparement des savoirs sans aucune rétribution envers eux, parfois même par son utilisation contre elle. Aujourd’hui encore, il en est de même pour les universitaires souhaitant étudier anthropologiquement ces peuples. Un désir de se protéger qui se matérialise également au sein du village. Par exemple, la communauté afro se développe davantage démographiquement que celle indigène et malgré une répartition établie des ressources en eau et forestières, des conflits persistent. A l’orée de la forêt, nous avons été surpris un matin de découvrir que les arbres avaient été abattus et la terre emportée avec eux. Cela à l’endroit même où une rivière s’écoule, la repoussant encore plus au sein d’un champ appartenant à l’autre communauté. Alors que Medardo me questionnait justement sur la réponse à apporter lors de l’une de nos balades dans la jungle, je ne pouvais penser à autre chose qu’une escalade des désaccords vers une lutte plus radicale. Il allait devoir réunir la communauté pour débattre du sujet. Sachant qu’ici aussi les rivières perdent en écoulement, le conflit ne fait que commencer.
Pour revenir à la pirogue, nous arrivons à la dernière ligne droite, ajouter le balancier pour ne pas chavirer. En une journée, ça sera fait. Je peux ajouter que j’ai lu tout ce que je pouvais sur son installation y compris les thèses historiques entre les différentes embarcations, de la Polynésie à Madagascar. Pour donner à ma pirogue la forme réussie du plus vieux transport du monde. Pour les perches reliant l’embarcation au balancier, nous utiliserons du bois extrêmement résistant de citronnier, il y a juste à se servir dans le jardin. Quant aux cales entre les bras et le balancier, ça sera de l’albizia aux magnifiques fleurs roses. Celui-ci a la propriété de se tordre sans rompre. A l’avant il y aura quatre cales obliques et une à l’arrière en forme d’i-grec, le bois d’albizia appliquera une force qui écartera le balancier des bras et les cordes ajoutées viendront forcer dans l’autre sens. Ainsi, l’écartement restera le même et une certaine flexibilité sera maintenu, maître mot pour ne pas provoquer de casse. Bateau terminé, bateau à essayer, nous partons directement vers la mer.
Nous démontons de nouveau la pirogue – désormais plus polynésienne que colombienne – pour le transport et ce n’est que sur l’eau que nous amarrerons le tout. Déjà, la ligne de flottaison est bien plus basse des bords, l’eau ne rentrera plus. En ce qui concerne le balancier, le résultat est sans appel, la stabilité me permettra même de plonger sans avoir à craindre des difficultés pour remonter. Une seule chose me chagrine, ma lenteur est évidente, je mets cela sur le mauvais parallélisme entre le balancier et la pirogue et ne vois pas encore la réalité en face. J’enlève les cordes pour décaler l’orientation du balancier, geste que je recommencerai très souvent pour mille et une raison à l’avenir. J’amarre la pirogue sous un bâtiment sur pilotis du port et je vais reprendre mes quartiers à l’hôtel de Juan et Joana. J’ai pris un coup de froid, ce que je ne saisis pas vraiment avec la température, mais j’ai besoin de repos et de vérifier mon paquetage. Dans quelques jours, ça sera le grand départ, malgré l’air dubitatif de certains, moi, je suis confiant. Je prends le temps de dire au revoir à chacun, ma navigation peut commencer.