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L’arbre a été choisi au milieu de la jungle, il faut 1h30 de marche pour l’atteindre. Une chose est sûr, on ne me la volera pas là-bas. Véritablement, ce qui m’interroge c’est comment nous allons sortir la pirogue de là. Il n’y a pas de rivière suffisamment conséquente pour le faire par l’eau. Je m’inquiète en silence, il doit bien savoir ce qu’il fait. L’arbre est un « palo de sangre », comprendre un arbre de sang du fait de la sève rouge contenu dans le tronc. Il donne l’impression de saigner lorsqu’on le coupe. Pendant une semaine de 8h30 à 17h, au milieu de la jungle, nous allons le tailler, évider, poncer, couper, recommencer jusqu’à ce que le poids nous permette d’envisager de le transporter. Je ne m’imagine toujours pas comment… Hormis les attaques de moustiques et autres insectes piqueurs, travailler au milieu de la jungle est plutôt agréable, il fait plus frais qu’à l’extérieur. Parfois des insectes qui me sont inconnus viennent observer, la plus belle restera la libellule bleue de la taille de ma main, avec quatre ailes qui peuvent se rétracter pour n’en former qu’une lorsqu’elle se repose. C’est Medardo qui mène le chantier, il a l’expérience d’avoir déjà fait des pirogues, mais j’apprends et croyais le ou non, au nombre de cloque sur mes mains, je ne me suis pas reposé.

La jungle équatoriale, c’est vraiment une découverte. Nous pouvons tous se l’imaginer, mais c’est impressionnant à vivre de l’intérieur. Le bruit ou plutôt les chants ne s’arrêtent jamais. A chaque fois, lui lève la tête pour tenter d’apercevoir l’oiseau qui nous partage sa mélodie, il y en a de toute sorte, adagio, allegro, crescendo avec des sons allant de l’aigu au tenor, en duo ou en solo. Je suis content de le voir observer avec intérêt, à soixante ans, il ne s’en lasse pas, il est toujours content de les entendre et d’admirer leur vol. Cela me rassure pour mon enchantement, il perdurera aussi. Il faut imaginer une végétation dense et surtout implacable, rien ne lui résiste. En Europe, un arbre peut être recouvert de mousse et de quelques champignons, ici, c’est parfois impossible de savoir qu’elle est la feuille de l’arbre tellement il y en a de différentes, des fleurs diverses et variées poussent sur les branches, il est fréquent de ne pas apercevoir le tronc. Bien sûr, les arbres maintiennent la verticalité de la forêt, mais à leur base, c’est un méli-mélo verdoyant. Il fait chaud et humide, cela explique la fertilité de la jungle, mais dans les faits cela donne une impression fantastique, si l’on se fraye un passage à la machette, derrière nous le chemin se referme et les nouvelles pousses attendent seulement que nous ayons le dos tourné pour s’épanouir.

Le samedi arrive vite, le jour où nous allons sortir la pirogue de la jungle, la descendre près de l’atelier de Medardo pour pouvoir terminer son effilage. Nous en avions parlé plusieurs fois, je suis sûr de ma traduction, quatre hommes allaient venir avec nous pour la descendre. Quelle ne fut pas ma surprise lorsque le matin, il m’indique que ce seront finalement dix enfants. Je n’étais déjà pas optimiste sur la faisabilité de la sortir aisément de son lieu de construction, mais là, je me prépare au pire. Âgés de 6 à 16 ans, grimper le sentier escarpé ne leur fait pas peur, ils courent, rient, sautent et se chamaillent. Comme s’ils ne pouvaient pas garder leur force, me dis-je. Medardo amarre la pirogue a un arbre plus haut sur le chemin, c’est parti. Non seulement la pirogue vogue, mais elle va vite, ils courent tous à côté ou en tirant la corde. Je suis au pas de course pour suivre l’avancée. En quelques secondes, ils ont anéanti mon anxiété, la pirogue sera sortie de la jungle aujourd’hui. Que c’est comique de la voir réaliser son premier voyage sur un sentier forestier. Ces enfants m’impressionnent, ils n’arrêtent pas, débordent d’énergie, ils tombent, chantent, se font écraser, se font chahuter, mais jamais ils ne se plaignent. Au final, je suis bien content que ce soit eux plutôt que des adultes. Leurs rires sont communicatifs, nous nous esclaffons tous. En 3h30, la pirogue est en bas, j’en suis bouche bée.

Il faudra encore 3 jours de travail avant qu’elle ne soit prête à naviguer. J’ai tellement hâte. Mercredi, je peux la ramener dans le jardin de l’hôtel avec une charrette que je pousse moi-même. C’est presque une parade, toutes les personnes regardent. Il faut dire qu’ils me voyaient chaque matin partir, machette à la ceinture et parfois avec une hache, je présume, en se demandant ce que ce gringo pouvait bien aller faire. Ils ont la réponse. La pirogue est finie, mais il faut encore que je protège le bois avec un produit, 24h à atteindre pour que ce soit sec, une éternité. Je dois attendre vendredi pour l’essayer, je prévois de partir pendant le week-end. Je suis confiant, pourquoi cela devrait-il mal se passer ? Je suis tellement enthousiaste lorsqu’elle touche l’eau que j’en oublie d’observer la mer, j’avance et comme une brute, j’essaye de sauter dedans, elle vacille à droite, de l’eau rentre, puis à gauche, plus d’eau s’engouffre à l’intérieur. Je dois faire demi-tour pour la vider. Je tempère mon enthousiasme, les vagues arrivent toujours par trois, j’attends la dernière et me lance, je passe la zone remuante et c’est bon la mer est plate. Mais voilà les bords de l’embarcation sont vraiment au ras de l’eau, ce à quoi il faut rajouter une instabilité à chaque mouvement, pour ne pas tanguer, je dois être extrêmement concentré. Je ne suis que dans une baie, je n’ai pas encore atteint l’océan. L’enthousiasme est retombé, il va falloir que je la perfectionne. Je m’y emploierais toute la journée suivante, de nouveau avec l’herminette – sorte de hache courbée pour creuser en arrondi – pour évider au maximum la structure. Le soir, j’ai l’impression que tout mon corps tremble encore des coups mis toute la journée sur le bois.

Dimanche, c’est reparti pour un essai. Les vagues sont un peu plus grandes, mais encore rien par rapport à ce qui m’attend après. Je lance la pirogue, je saute, j’atterris, elle tangue à peine, cette fois, je l’ai fait en réfléchissant et pas une goutte d’eau dans l’embarcation. Des vagues m’attendent un peu plus loin, je suis serein. Excès de confiance, je les prends de face, à l’avant ça se passe bien, mais lorsque c’est la fin de la pirogue qui arrive au sommet de la vague, c’est comme si l’eau se refermait sur moi. Une quantité conséquente est rentrée, je peux encore naviguer, prochaine vague, la même chose se produit. A la différence de la première fois, il y a déjà de l’eau dans la pirogue, elle s’alourdit, elle s’enfonce. Je vois la prochaine vague arriver, je peux prédire l’avenir, les litres d’eau augmentent crescendo au fur et à mesure que le poids abaisse l’embarcation, c’est la quatrième vague qui sera fatale, je coule. L’avantage, c’est que j’ai pu vérifier que même dans cette posture où la pirogue est entièrement emplie d’eau, elle ne va pas au fond. Cherchons les points positifs. J’écope tant bien que mal… avec mes sandales. Il faut vraiment que je prenne un récipient plus adapté pour cela. Je reviens sur le sable et sur Terre, je ne peux pas partir sur cette embarcation. Est-ce l’échec de mon projet ? Dois-je abandonner ? Je vais m’acheter quelques bières, je réfléchirai demain, là, j’ai du noir à broyer…